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Revue des livres

par Avaera
(suite : V et VI)

VII - VIII et IX - X

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V

 

"Années soixante : Jean-Claude Eloy au Domaine Musical, à Paris"

Un ouvrage de référence consacré au "Domaine Musical" a été publié en 1992 par le musicologue Jésus Aguila, de l’Université de Toulouse–Le Mirail.

Le "Domaine Musical" - organisme de concert fondé par Pierre Boulez en 1953 sur la base du mécénat privé, et qui fut actif jusqu’à 1973 - est resté célèbre bien au-delà du seul milieu musical Parisien. Il a constitué à Paris l’un des pôles de modernité le plus essentiel, pendant vingt ans d’activité. Ces concerts étaient entièrement consacrés à la découverte de la musique nouvelle. Principalement à celle de l’école sérielle d’après-guerre et au-delà - Bério, Boulez, Pousseur, Stockhausen, mais aussi Kagel et beaucoup d’autres. Ils avaient lieu devant un public de choix (la liste des abonnés comptait de nombreuses personnalités du monde des arts et des lettres) et la réputation internationale de ces concerts en ont fait l’un des phares de la musique de la seconde moitié du XXe siècle. Dans les années 60, d’autres organismes se créèrent à l’étranger, à l’image du "Domaine Musical", toujours autour d’un ensemble de musiciens de type "orchestre de chambre".

Ces concerts ont largement contribué à faire découvrir au public Parisien – très peu informé à cette époque - quelques-unes des plus grandes figures historiques de la musique du XXe siècle : l’école de Vienne (Schoenberg, Berg, Webern), les précurseurs (Varèse), etc...

Pierre Boulez en assura la Direction depuis sa fondation jusqu’à 1967, et Gilbert Amy pris la succession jusqu’à 1973 : date à laquelle il décida de l’effacement de ces concerts, face au retour de Pierre Boulez programmé à Paris, cette fois avec l’appui de l’Etat Français et la création de la double institution : Ircam (Institut de Recherche et Coordination Acoustique-Musique) et Intercontemporain (Ensemble Inter-Contemporain).

Jean-Claude Eloy a vécu l’époque de ces concerts. Tout d’abord, comme jeune étudiant, passionné de découvertes. Puis, par la suite (en 1962 – 1963 – 1964), il fit au "Domaine Musical" des débuts très remarqués de compositeur, sous le patronage de Pierre Boulez, dont il était l’élève direct. Il devait aussi y assurer, à partir de 1962, à la demande de Pierre Boulez, la rédaction de tous les programmes et textes. Cette activité cessa en 1965, suite à la première rupture de Jean-Claude Eloy avec le milieu musical parisien. Rupture suivie peu après par celle de Boulez lui-même.

L’ouvrage de Jésus Aguila retrace ces vingt années d’activités : le travail spécifiquement musical réalisé ; les programmations ; l’atmosphère fiévreuse des premières années ; les débats et polémiques esthétiques ; le contexte social ; les intrigues politiques des années 60 ; etc...

Sous le titre : "Jean-Claude Eloy : imitation et transgression", des informations sont données sur sa participation à ces concerts (p. 292 à 301). Par ailleurs, le chapitre IV ("De la marginalité à l’institutionnalisation") retrace toute l’affaire de 1965-66 autour de la succession du "Domaine Musical" et l’entrelacs des politiques musicales françaises. Un paragraphe intitulé "Le départ de Jean-Claude Eloy" (p. 110 et suivantes) apporte quelques éclairages sur cet épisode

Publication en langue Française.

JESUS AGUILA
"Le Domaine Musical"
Pierre Boulez et vingt ans de création contemporaine
Éditions Arthème Fayard, Paris, 1992

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VI

"Anâhata au festival de Donaueschingen"

En 1996, le musicologue et critique Allemand Josef Häusler a publié un important et très gros ouvrage, entièrement consacré au festival de Donaueschingen : "Spiegel der Neuen Musik : Donaueschingen - Chronik – Tendenzen – Werkbesprechungen".

Très documenté, cet ouvrage retrace l’histoire de ce prestigieux festival où se sont produits les plus grands noms de la musique du XXe siècle - depuis sa création en 1921, jusqu’à 1996. Des textes détaillés sont consacrés aux œuvres et aux compositeurs.

Après avoir commenté les participations de Jean-Claude Eloy aux festivals des années 1963 et 1964 sous la direction de Pierre Boulez ("Equivalences", "Fragments", p. 235 - 236), un texte complet est consacré à la production intégrale du cycle "Anâhata" au festival de 1990, dans un chapitre intitulé "Asiatica" (p. 361 à 365).

Ce texte est intéressant à plus d’un titre. Il s’engage dans une défense résolue de cette œuvre, de sa réalisation, de ses motivations, au côté d’une opinion générale qui avait été très favorable, mais aussi face à une opinion critique et professionnelle agressive, divisée, culturellement désemparée par le radicalisme hors normes des choix de Jean-Claude Eloy.

En effet, pour cette œuvre, le compositeur s’appuie sur un ensemble de musiciens venus d’une culture très éloignée de celle de l’Europe : les musiques les plus anciennes du Japon, celle du "Gagaku" pour les trois instruments solistes, et celle du "Shômyô" pour les deux chanteurs solistes (moines Bouddhistes). Jean-Claude Eloy avait déjà une solide expérience avec de tels musiciens, après la création de son œuvre "A l’Approche du Feu Méditant" à Tokyo, au Théâtre National du Japon, en 1983. Mais pour "Anâhata", il place ses musiciens au milieu d’une réalisation électroacoustique très développée, à laquelle s’ajoute (pour la première œuvre du cycle) une percussion très riche, elle-même venue de différentes régions d’Asie en grande majorité.

La durée de l’œuvre n’était probablement pas étrangère à ces réactions épidermiques des cercles professionnels, obligeant le cycle complet "Anâhata" à occuper intégralement deux concerts, sur les sept concerts du festival 1990.

D’autres motivations à ces débats provenaient sans aucun doute du texte de Jean-Claude Eloy publié dans le programme du festival ("Anlässlich Anâhata" - texte n° 47-c du catalogue de Jean-Claude Eloy), qui reprend différents thèmes du texte n° 44 ("Le long cheminement d’une rencontre"), développés ultérieurement dans les textes n° 54 ("Quelques repères sur les origines d’une collaboration avec des musiciens d’autres civilisations"), et n° 58 (" Une rencontre nécessaire "). Dans ce texte, Jean-Claude Eloy dénonçait très clairement l’hégémonie de la musique Occidentale face aux autres civilisations musicales, ainsi qu’un certain "Européano-centrisme" de la musique contemporaine. Ses choix esthétiques ("musiques contemplatives", passages en modalités non tempérées) s’éloignaient assez fortement des pratiques établies de la modernité occidentale, de "l’avant-garde" historique et institutionnelle - dont l’une des tribunes est précisément le festival de Donaueschingen.

Il faut rappeler ici que Josef Häusler a été "Musikdramaturg" et "Redakteur" au Südwestfunk de Baden-Baden de 1959 à 1991. Cette fonction le plaçait à la tête des choix du festival de Donaueschingen depuis plusieurs années, ou il exerçait le rôle équivalent à celui d’un directeur artistique. Qu’une ouverture aussi nette se fasse à l’intérieur d’une des places fortes de l’avant-garde créait les conditions de possibles réactions de défenses de la part d’une critique et d’un milieu qui se trouvait comme "provoqué". Cependant, aucune provocation musicale de la part du compositeur et de ses musiciens, capables de tenir leur audience en éveil et en attention pendant de longs concerts. Mais peut être que cela, justement, était LA provocation ! ... Provocation, certainement, que l’adhésion du public aux yeux d’une nomenclature intellectuelle qui détient, depuis plusieurs décennies, l’essentiel des pouvoirs professionnels et idéologiques de la modernité musicale.

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A. (Avaera) : Comment expliquez-vous, Jean-Claude Eloy, ces réactions divergentes devant votre œuvre ?

JCE. (Jean-Claude Eloy) : Ces réactions ne se sont pas manifestées sur le champ, pendant le concert, ou après les différentes parties de l’œuvre. Au contraire, le public était très chaleureux. L’une de ces deux grandes halles qui servent de salles à Donaueschingen était comble ! Mon technicien éclairagiste avait compté pendant une répétition plus de 800 chaises. Au concert, il y avait même des jeunes gens assis par terre. Le Docteur Kalmus, de Universal Edition-Londres, qui depuis des années avait pour habitude de me dire, après certaines de mes œuvres : "Trop long !", m’avait fait appeler après "Anâhata II" pour me dire en riant : "Trop court ! Beaucoup trop court !". Ce n’est que par la suite qu’une sorte de petit "bouche-à-oreille" avait commencé son labeur. J’entends par "bouche" celle de certains collègues à l’idéologie bien établie, et par "oreille", celle de divers critiques sans connaissances véritables. Des articles étonnant ont très vite commencé à paraître : "Les Bouddhistes envahissent la Forêt-Noire !" ; "Anâhata : une œuvre dont la place devrait être dans un festival de musiques commerciales..."; etc...

Devant ces réactions, on ne pouvait que constater à regret la persistance d’une forme de dogmatisme à l’intérieur de la modernité. Un dogmatisme philosophique, révélant brutalement à cette occasion ses propres fondements culturels. Entaché non plus véritablement de nationalisme, mais plutôt d’une forme de "continentalisme", d’une sorte de racisme mal dissimulé, d’une "conviction de supériorité" fortement enracinée, dévoilant un nouvel avatar - masqué mais irrité, et donc dévoilé malgré lui ! - du pseudo colonialisme hégémonique que je dénonce.

A. : Quelle était l’argumentation ?

JCE : Mais justement, le problème est qu’il n’y en avait aucune ! Il n’y avait que des insultes, de l’arrogance, et l’étalement, l’affirmation d’une pensée unique sur la "modernité", martelée à coup de certitudes établies. Tout ce qui venait d’ailleurs, hors de la sphère occidentale, ne pouvait appartenir qu’à un "bazard" exotique, et ne devait pas être pris au sérieux, sous peine de détourner de son droit chemin la plus pieuse des avant-gardes !

Pendant un entretien pour la télévision de Stuttgart, le jeune homme chargé de l’interview m’avait dit, en pointant du doigt, sur scène, les deux moines chanteurs (réputés et respectés au Japon) en train de répéter : "Naturellement, ces deux-là, ce sont des acteurs costumés que vous avez placés là, non ?...". L’entretien avait lieu une heure avant le début du concert, alors que les portes étaient fermées, la grande salle encore totalement vide. De grands panoramiques de la salle vide, avec ses 800 chaises vides (le rêve de Ionesco!), avaient été filmés, et ces images – habilement placées à l'intérieur du montage final - étaient commentées (mais en décalage) dans le courant du reportage, par ces paroles : "...de tels concerts ne peuvent attirer personne...". Un bel exemple de ces techniques hypocrites de manipulations d’opinion, qui sont employées à outrance par tous les appareils officiels qui encadrent et entourent la "vie" de l’art. On affirme que l’art est libre dans nos sociétés démocratiques. Qui ose affirmer de tels mensonges ?

A. : N’avez-vous pas songé à protester, et faire un procès à cette télévision ?

JCE. : A quoi bon ? Comment pouvez-vous, de nos jours, attaquer le reportage officiel d’une télévision puissante, réputée "progressiste", alors que le mal est déjà fait dès la diffusion du document ? Il faudrait avoir beaucoup de temps et d’argent à perdre.

A. : Mais pouvez-vous arriver à définir une argumentation dominante, une thématique, une idée persistante se dégageant de ces critiques ?

JCE. : Selon les critères établis et idées reçues qui s’exprimaient, le "progrès" (pour ce qui touche aux civilisations qui viennent d’autres sources que la nôtre) devait venir de l’adoption pure et simple des pratiques et modèles de l’avant-garde Européenne, et non pas tenter d’exister à travers la réalisation d’un mouvement historique et d’une démarche un peu inversée, tels que j’en offrais l’exemple.

J’ai vu ressortir à cette occasion, de la part de personnalités éminentes, des idées concernant l’appartenance culturelle des peuples que je croyais d’un autre âge, qui sont primaires, et totalement contradictoires. Cela persiste encore aujourd’hui dans de nombreux cercles institutionnels. D’un côté, on affirme les capacités, le droit, pour les musiciens Asiatiques - ou d’autres régions non "occidentales" du globe - de se façonner à l’image des modèles Occidentaux, en adoptant les mêmes techniques, en s’appuyant sur les mêmes matériaux, etc... Cela, au nom de l’Universalisme de notre culture. D’un autre côté, on refuse la possibilité d’une évolution inverse, en excluant à priori la capacité, le droit, pour des musiciens Occidentaux, à prendre en charge, créativement et avec connaissance, des musiques non-occidentales, ou même simplement d’apprendre à utiliser certains de leurs matériaux.

Le pire est que les Asiatiques eux-mêmes, les Orientaux, de nombreux peuples, ont été souvent contaminés par de tels préjugés Occidentaux. J’ai le souvenir d’une soirée à Tokyo, après une conférence et présentation enregistrée de "Anâhata" à l’Université de Kunitachi, donnée en présence des musiciens Japonais qui avaient joué cette œuvre à sa création en Europe, avant sa reprise au festival de Donaueschingen. Un dîner était aimablement offert à tout notre groupe par le Professeur Ebisawa : Directeur de cette très vaste Université musicale. Il était membre de la société Mozart, et semblait perplexe après ma conférence. Il me dit: "La grande différence entre ces musiques, est que la musique Occidentale - Mozart, et beaucoup d’autres - est une musique UNIVERSELLE. Notre musique Japonaise nationale ne pourra jamais devenir une musique universelle". Ma condition d’invité, mon respect pour le Professeur Ebisawa, et certaines règles élémentaires de la politesse Japonaise m’obligèrent à ne pas poursuivre le débat. Je me contentais de lui dire: "Le croyez-vous vraiment ?...".

Mais la question qu’il faut poser face à cette argumentation persistante est la suivante : "Qui, a conféré cette capacité, et décrété cette mission universelle, à pratiquement toute notre musique occidentale ? À quelles époques ? Dans quelles circonstances ? Ou sont les décrets ? Les a t-on déchiffrés dans un vieux traité en Sanskrit, en Grec, ou en Latin ? Ont-ils été peints sur les murs de la tombe d’un Pharaon ? Faudrait-il aller gravir les pentes du Mont Ararat, ou celles du Mont Sinaï, pour les trouver enfouis dans les décombres d’une arche, ou les découvrir sur un rocher, gravés en lettres de feu ? D’où viennent ces tables de lois ? Qui a décrété l’Universalisme de notre culture, sinon nous-mêmes, et plus spécialement nos XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, avec leur immense expansion coloniale ?".

Entretien exclusif "hors-territoires" - Avaera. © Copyright 2005. Toute reproduction, publication, traduction, utilisation publique sont interdites sans autorisations préalables de"hors-territoires". Demandes pour autorisaations : hypatia@eloyjeanclaude.net

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Ce débat reste ouvert. Mais depuis quinze ans, il s’est étiolé tout en s’élargissant devant l’accélération de la communication mondiale, la reconnaissance progressive des droits des minorités, la circulation des enregistrements et des artistes, le développement d’une ethnomusicologie plus vivante et plus authentique, l’accès démocratique aux voyages lointains, la prise en compte et la préservation plus soutenue du patrimoine culturel de l’humanité. Cet élargissement s’ouvre sans doute à d’autres types de dangers: hybridations - aculturations. Quoi qu’il en soit, ce débat nous donne à vivre le mot célèbre de Valéry: "Civilisations, sachez toutes que vous êtes mortelles".

Publication en langue Allemande.

JOSEF HÄUSLER
" Spiegel der Neuen Musik : Donaueschingen
– Chronik – Tendenzen – Werkbesprechungen "
Bärenreiter-Verlag, Kassel, und J. B. Metzler, Stuttgart und Weimar, 1996.

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